Le Rocher des Ath Ameur[i]
Nejm-Eddine Mahla
Il m’arrivait dans ma prime
jeunesse de me promener avec mon père sur les hauteurs du mont Foughal, le plus
haut sommet de la chaîne montagneuse des Béni Snassen, grande et fière tribu
berbère du nord est du Maroc. Un jour, après une escalade très difficile, nous
nous étions arrêtés, mon père et moi pour reprendre notre souffle. Je
contemplais la beauté environnante qui fait la renommée de la région quand mon
regard fut attiré par un rocher aux dimensions anormales. La taille d’un
immeuble de deux étages au moins. Je commençais à cogiter, à me demander comment il était arrivé jusqu’au pied de
cette montagne. A l’époque, mes connaissances en géologie étaient presque
nulles, autant dire que je n’avais trouvé aucune explication à la présence de
ce mastodonte en position érectile. Mon père qui m’observait du coin de l’œil,
m’interpela comme s’il lisait dans mes pensées :
-T’as-vu ce rocher comme il est gigantesque ?!
J’acquiesçais du chef en
continuant à scruter cette création de la nature.
-Tu sais, repris mon père, autour
de ce bloc il y a une anecdote qui se raconte depuis la nuit des temps.
Au mot histoire, je fis volte face.
J’avais mordu à l’hameçon. Je demandai à mon paternel de me la raconter. Il ne
se fit guère prier. Ces randonnées et les histoires qu’il me relatait, c’était
sa façon à lui de me faire connaître la terre de nos aïeux : où et comment
ils vivaient, leurs exploits comme leurs déboires. Bref tout ce que devait
connaître le pubère que j’étais. Et pour rien au monde je ne pouvais manquer ces rendez-vous studieux.
« L’histoire de ce rocher
est intimement liée à celle des Ath Ameur. Cette anecdote est vraie,
fausse ? Nul ne le sait. Mais ce dont les anciens de la tribu étaient
sûrs, et qu’on le veuille ou non, est que ce mastodonte a, des siècles durant, façonné et la vie et le paysage des lieux où
s’étaient installés les Ath Ameur.
Les Ath Ameur est l’une des
petites factions de la grande et belliqueuse confédération des tribus des Béni
Snassen. Sachant que jusqu’à une époque qui n’est pas si lointaine de la nôtre,
la puissance d’un clan se mesurait, certes au nombre de ses guerriers mais
aussi à son cheptel et aux terres fertiles qu’il possédait. Malheureusement, ce
groupe n’était pas de cette catégorie-là et de ce fait, il ne pouvait prétendre
à des terres fertiles et de surcroît imposer son point de vue lors des grandes
réunions annuelles des différents clans et familles de la tribu mère. Et leur
installation sur le flanc le plus abrupte de la montagne, et surtout le moins
généreux ne faisait que confirmer cette position-là. Une immensité de
pierraille qui empêchait toute culture. Quelques amandiers pelés, des oliviers
deux fois centenaires et puis… »
Mon père s’arrêta comme pour créer le suspense et repris :
-La force de leurs bras !
Alors pour compenser cette malchance,
les gens de cette faction avaient trimé des années et des années durant
sans se fatiguer ni perdre un iota de la verve et de la foi qui les animaient.
Ainsi et entre temps, ils avaient acquis un savoir faire inégalable, pour ne
pas dire qui faisait défaut à leurs cousins des autres clans. Grâce à leur
labeur et au cumul des connaissances qu’ils avaient acquises, ils avaient
transformé le tas de pierraille qu’ils possédaient en vergers verdoyants et
bien entretenus. Ils avaient gagné leur pari, celui de faire de ces terres
stériles, la poule aux œufs d’or. Et ils avaient gardé comme fruit fétiche
l’amandier. Les plus succulents et les moins chers étaient et sont toujours les
amandiers des Ath Ameur. Le terroir est pour quelque chose bien sûr.
Voilà pour l’histoire des Ath
Ameur, venons-en à celle du rocher. Comme je l’ai déjà relatée, elle est liée à
celle de la tribu. Sur le sommet de la montagne où nous nous trouvons en ce
moment, il y avait une grande pierre incrustée dans le sol jusqu’à n’en faire
qu’un avec lui. Elle faisait un peu partie du paysage. Et les paysans vaquaient
à leurs occupations sans faire attention à elle. Mais un jour, survint
l’irréparable qui allait bouleverser la vie de ces paisibles paysans mais aussi
le site dans sa globalité et pour toujours. Par une journée très ensoleillées
de fin d’hiver, les bourgeons des amandiers qui
avaient embelli le paysage commençaient à tomber et les Ath Ameur, chacun retranché dans sa parcelle de terrain,
travaillaient d’arrache-pied à essarter,
à défricher et à couper ce qui devait l’être,
tout guillerets à l’idée de la bonne récolte qu’ils auraient à écouler,
par la grâce d’Allah, l’été suivant.
Mais les voies du Seigneur sont impénétrables car il arriva qu’un grondement se
fit entendre de loin, suivit d’un éboulis de petites pierres et de terre. Tout
le monde se mit à l’abri tant bien que mal. Mais que peut-on faire contre les
forces de la nature ? Les pauvres fellahs l’apprirent à leur dépend et de
la manière la plus tragique qui fût. La secousse, paraît-il, affaiblit l’assise
du rocher. Ils le constatèrent, et de visu.
La moindre vibration et le monstre serait au pied de la montagne. La
personne sensée aurait quitté les lieux sans tergiversations et à toute
vitesse, mais c’était mal connaître les Ath Ameur. Au lieu, donc, de prendre la
poudre d’escampette, ils s’étaient mis debout, chacun à l’orée de sa parcelle
tout en levant les bras comme, comble de niaiserie, s’ils s’apprêtaient à
stopper cette force de la nature. Ce gigantesque brisant. Et ce qui devait
arriver arriva. Une secousse, un éboulement et le géant de dévaler à une
vitesse vertigineuse. Il écrasa tout sur son passage. De cette folie suicidaire
subite, il en résulta cent victimes. La centième était une veuve éplorée.
De nos jours, quand on veut taxer
quelqu’un d’ineptie et de balourdise, on
lui rappelle cette histoire qui finit toujours par ce refrain
proverbiale : « Ath Ameur bou tazrout, 99 lkhalq yammouthen,
lakmal thmattoyt ». Autrement dit cette folie n’épargne même pas les
femmes.
-Maintenant mon fils, me dit mon
père, laissant de côté l’histoire du rocher et la niaiserie présumée de ces
braves gens et dis-moi ce que tu penses de ce tas de pierraille que tu vois à
perte de vue?
-Mais, mais je vois rien? répondis-je
tout étonné.
-Je vois que tu n’as pas saisi
mon allusion. Ce que nous voyons, c’est un tapis rouge orné à perte de vue. Du
terrain abrupt, du tas de pierraille, ils en ont fait une vraie oasis. Des
amandiers, des amandiers et encore des amandiers… Ceci est le résultat d’un
labeur continu et d’un savoir faire hérité de père en fils mais aussi et
surtout d’une force de caractère exemplaire. Et quand on contemple cette féerie,
l’histoire du Rocher n’a pas droit de cité ici… enfin presque, ajouta-t-il avec
un sourire à peine visible.
-Hein, comment ? demandai-je
précipitamment en le regardant de face.
-Tu vois ces gabions
là-bas ?
-Gabions ?
-Ces parapets de pierres
entassées l’une sur l’autre avec grande
patience, ces frontons qui séparent les parcelles
entre elles ?! C’est peut-être la seule séquelle qui subsiste depuis cette
folie subite qui avait frappé les aïeux de ces gens-là. Une rancune à l’égard
de tout ce qui est pierre et galet.
Quand le paysan n’a rie à faire, il cherche les cailloux où qu’ils soient comme
on débusque les perdrix et les faisans dans les bosquets et les buissons
pendant la saison de la chasse.
-C’est la première fois que
j’entends que la haine a quelque chose de bon, rétorquai-je triomphalement.
-Oui mais contre les pierres et
non contre les hommes ! Réponse du berger à la bergère. Nous nous sommes
bien reposés, ajouta-t-il, il est temps de partir. On va dévaler ce versant de
la montagne direction Rislane.
-Pourquoi Rislane ? demandai-je
tout étonné.
-C’est la plaque tournante de la
vente des amandes pardi !
Nejm-Eddine Mahla
[i] -En
hommage à la faction des Ath Ameur, parmi lesquels je compte beaucoup de
cousins du côté de ma regrettée tante paternelle, 3amti Mannana que Dieu
l’ait en sa sainte miséricorde.