"La chevelure de Lounja",
Conte Amazigh traduit par M. Nejm-eddine Mahla
de la Version Éditée Par M. Abdellah Lahsaini
Il était une fois un homme d’âge
mûr mais au comportement insidieux et trompeur et ce au grand dam de ses deux coépouses
éplorées. Ce mâle était connu parmi les siens pour sa nonchalance proverbiale.
Il était surtout porté sur l’oisiveté et le farniente, ce qui n’était pas du
goût de ses deux compagnes qui lui rendaient bien la pareille en lui menant la
vie dure. Ne pouvant plus supporter les vociférations des deux femmes, il
prenait la poudre d’escampette à chaque fois que l’occasion se présentait, pour
ne revenir qu’à la tombée de la nuit. Et à chaque fois, il était accueilli avec
les honneurs qui lui étaient dus : des cris, des lamentations et des
trépignements à n’en pas finir de la part de ses deux bourgeoises. Leur
patience était à bout. La sienne aussi. Que faire ? Il avait plus qu’assez
de cette situation intenable. Toujours sur le qui-vive, toujours à trouver des
excuses, toujours à parer aux coups traîtres. Autant qu’il trouvât une solution.
Et radicale. Elle ne tarda pas à éclairer sa lanterne. Il avait enfin la
possibilité de disparaître dans la nature sans laisser de traces, loin des deux
succubes qu’il avait pour femmes.
Un matin, il se leva d’un bon
pied avant même le chant du coq et commença à fredonner avec allégresse. Il
était sûr de son coup. Le voyant tout ragaillardi, Aggouna, sa seconde
épouse sauta de joie. Elle se dépêcha de lui préparer son petit déjeuner et
alla ensuite réveiller Maïmouna, l’autre épouse pour lui faire part de la
bonne nouvelle. Leur mari allait enfin retrousser ses manches. Mais elle fut réveillée
de son doux rêve par la voix éraillée de son mari : « Hé
toi ! Où est-ce que tu as mis les sacs de provisions ? ».
C’étaient quelques sacs de fèves, tout ce qui leur restait comme provisions
pour le restant de l’année. La pauvresse se figea sur place et comprenant les
intentions de son félon de compagnon, elle se retourna et rouge de colère elle
lui balança au visage : « Comment ! Tu veux vider le
vivrier ? Tu trouves que c’est une sage décision ? Autant dire que tu
as l’intention de te débarrasser de nous par la faim.
-Crois-tu que je vais les
bouffer, tes fèves ? répondit-il railleur, ou peut-être tu perçois en moi
un ogre, femme ? »
Puis il ajouta avec verve : «
Je vais semer ces fèves et pour de vrai cette fois-ci, et vous allez
devenir d’ici peu les femmes de l’homme
aux féveroles ».
Naïve qu’elle était, Aggouna
sauta de joie. Pour ne pas susciter la curiosité de Maïmouna, qui était
aussi futée que ne l’était sa compagne d’infortune et pour parer à toutes mauvaise surprise, il lui ordonna : « N’oublie
pas de mettre les fèves dans l’eau, femme ! Ainsi ils pousseront en moins
de deux et atteindront les cieux en
longueur et en un rien de temps ».
En gardienne du temple qu’elle
était, la première épouse ne fut guère emballée par les facéties de son vilain
mari comme le fut Aggouna, au contraire elle resta aux aguets, poussant
la précaution jusqu’à le suivre aux limites du village pour s’enquérir de ses
intentions.
On ne saurait jamais !
Un mois s’était écoulé depuis le
départ du mari et pas de nouvelles de lui. Cette absence prolongée était sur
toutes les lèvres : les proches comme les voisins. Tout le monde demandait
de ses nouvelles. Les présomptions battaient leur plein. Où était-il ?
Depuis quand ce sacré bonhomme possédait-il des terres cultivables ?
A la fin du deuxième mois, le maître
de céans fit son apparition. Sauf qu’il
était revenu les mains, comme les poches, vides. De la récolte ? Rien.
Autant dire qu’il était dans de sales draps. Comment allait-il affronter le
courroux de ses deux terribles femmes ? Qu’allait-il leur dire quand elles
demanderaient après la supposée récolte qu’il leur avait promise il y avait
deux mois de cela ?
Elles crièrent de
concert : « Où est-elle cette récolte notre cultivateur de
mari ? Je vois que l’âne est revenu délesté de tout.
-Demain, répondit-il avec son
calme platonicien, parcourez demain tous les champs, et toute féverole
atteignant cette longueur, ajouta-t-il en montrant son bâton, et toute graine
de la rondeur de mon collier est le bien de votre mari ».
Le matin suivant, avant même que
le coq daignât se réveiller, les deux pauvres femmes commencèrent une longue et
minutieuse tâche, celle de jauger la longueur et la forme des fèves des champs
voisins. Pour faire vite et ne pas se confondre, les deux bonnes femmes se
répartirent la besogne. Pour une besogne s’en est une et harassante par dessus
tout. Elles continuèrent quand bien même leur tâche jusqu’à ce que le soleil
arrivât au zénith. La fatigue et le désespoir les gagnèrent. Le doute aussi. Il n’était pas à son premier
coup. Comment une plante de fève pût
avoir la longueur d’un long bâton et la graine, la rondeur d’un
collier ? Bon gré mal gré, elles continuèrent leur travail de forçat jusqu’à ce qu’elles
arrivassent aux limites du champ de l’ogresse. Des relents pestilentiels
irritèrent leurs fines narines. Puis des cris de femme se firent entendre, un
baragouinage impossible à déchiffrer mais à ses gestes et le ton avec lequel
elle s’adressait à elles, elle semblait demander de quel droit elles voulaient
s’adjuger la moitié de sa récolte sans avoir pris part au labeur. Pour leur
malheur, elles ne savaient pas qu’elles avaient affaires à une terrible
ogresse.
L’Ogresse Thamza était
fort mécontente de l’outrecuidance de ces deux intruses. Autant présenter de
plates excuses avant qu’il ne fût trop tard.
Aggouna s’interposa pour
répondre :
-Nous sommes en train de jauger
les fèves d’El Mokhtar notre mari.
Et avant même que l’Ogresse ne
pût placer son mot, Maïmouna intervint pour éteindre le feu qui semblait sur le point de jaillir des ses yeux
globuleux :
-Ma gente dame, gloussa la
coépouse, nous sommes que de passage, notre destination n’est rien d’autre que
notre foyer. Si nous nous sommes arrêtées, c’est pour souffler un peu.
Ce fut de justesse. Elles allaient
faire les frais de la bourde d ’Aggouna. Mais l’Ogresse ne l’entendait
pas de cette oreille. Elle n’était pas dupe. Elle avait même des intentions
nuisibles à leur égard. Elle fit semblant comme si de rien n’était et poussa sa
ruse jusqu’à les inviter : « Comme je suis inconsciente, la
bienséance m’intime à vous inviter chez moi. Venez, vous êtes les
bienvenues ! Laisser votre âne là où il est, je vais l’encorder et il
mangera à satiété. Allez montez ! »
L’endroit était sauvage, la porte
était si grande qu’elles n’arrivaient même pas à franchir le seuil étant donné
que la demeure se trouvât sur un semblant de promontoire. La bête lança sa
longue chevelure en guise de corde pour les soulever et leur faire sauter la
marche du seuil et se retrouvèrent comme
par enchantement dans l’antre de l’ogresse pour leur plus grand malheur. L’hôte
sortit de la maison pour s’occuper de l’âne à sa manière. Elle l’avala d’une
traite loin des deux autres proies qui attendaient gentiment à l’intérieur.
Pour ne pas éveiller leurs soupçons, elle fit en sorte que ses deux prochaines
victimes ne pussent voir que la tête du
pauvre baudet. Preuve qu’il était toujours de ce monde… Maïmouna compris
la terrible supercherie et sentit qu’elles étaient tombées tête baissée dans le
piège tendu par l’ogresse.
De retour, la goule commença à
caresser les enfants des deux inconscientes femmes. Eh oui, pour leur malheur à
tous, elles avaient emmené avec elles chacune son enfant. Un garçon pour Maïmouna
et une fille qui avait pour nom Lounja pour Aggouna. L’ogresse
poussa son audace jusqu’à épucer les cheveux des deux enfants mais ne put
s’empêcher de déguster les poux qu’elle arrachait avec méticulosité malgré ses
doigts bouffis. Son geste n’échappa guère à Aggouna qui ne manqua pas de
lui faire la remarque. L’hôtesse fit vite de la calmer : « ce
que vous prenez pour des poux ne sont en fait que des lentilles ». Cette
scène confirma les craintes de Maïmouna. Elles étaient bel et bien dans
l’antre de l’ogresse. Elle s’ingénia alors de trouver des excuses pour sortir
de ce guêpier :
- Permettez-nous noble
dame de poursuivre notre chemin, nous nous sommes assez bien reposées.
Et l’ogresse de répondre avec un étonnement
feint : « Si vous vous êtes reposées, vous, votre âne ne l’est pas.
Il a encore besoin de répit. Soudain le vent fit ouvrir la porte et Maïmouna
de voir la tête sanguinolente de la bourrique attachée à un tronc d’arbre. Elle
fit un clin d’œil à Aggouna qui ne saisit pas l’ampleur du danger qui les
entourait. Et l’étourderie de la deuxième épouse ne lui était d’aucun secours
si ce n’était de resserrer davantage l’étau et de fermer les dernières issues
de salut.
-Nous sommes chez l’ogresse, bredouilla
Maïmouna en lui faisant un clin
d’œil.
Mais au lieu de se ressaisir, Aggouna s’insurgea et réfuta ce qu’elle prenait pour
une niaiserie. Et pour enfoncer le clou, elle cria :
-Mais non, ce n’est pas Thamsa !
Et puis … cesse de me faire des clins d’œil !
Maïmouna se rendit à
l’évidence que pour échapper à l’ogresse, elle ne devrait compter que sur
elle-même et son intelligence. Et sa tâche s’annonçait très ardue. Dormir chez
l’ogresse n’avait qu’une issue : la mort assurée. De la viande crue en
perspective. Maïmouna, dans un geste preste et sans que la créature des
enfers se rendît compte de la chose, déversa le contenu de la jarre, pinça son
enfant de sorte qu’il ne cessât point de criailler et pria gentiment leur
hôtesse :
-Gente dame, les enfants ont soif
et par leur cris ils vont vous déranger, permettez-nous d’aller puiser l’eau du
cours qui est près de votre demeure ainsi ces bambins joueront à leur guise, nous
reviendrons avec le crépuscule.
La coépouse vit juste. L’ogresse
ne tolérait guère les cris des enfants mais prenait quand bien même des précautions. Elle n’était pas
née de la dernière pluie. La rusée femme fit semblant d’aider sa compagne d’infortune à
atteler Lounja sur son dos installé sur le mortier comme c’est la coutume dans
ces contrées reculées. Elle mit ensuite
son mortier sur son dos mais sans l’enfant qu’elle avait tant bien que mal
caché dans l’un de ses larges manchons qui lui servait pour se protéger des
ardeurs du temps en hiver et des ronces des buissons et des sales bêtes le
restant de l’année. Les deux femmes et
leurs enfants sortirent tant bien que mal de la demeure de la créature et
prirent la voie du salut. Elles se croyaient tirées d’affaire. C’est comme si
elles venaient de ressusciter. Une nouvelle vie s’offrait à eux. Elles
trottèrent jusqu’à la tombée de la nuit. Avant d’arriver à leur maison, un
sixième sens intima l’ordre à Maïmouna de vérifier si Lounja
était bel et bien sur le dos de sa mère car elle ne donnait pas signe de
vie :
-Aggouna, Où est ta fille,
triple buse ?
Aggouna répondit avec
dérision : sur mon dos pardi entrain de récupérer, idiote. C’est toi qui
nous as mis dans ce guêpier, ajouta-t-elle en la pointant du doigt. Tu aurais
dû ne pas accepter son invitation, je
voulais revenir chez nous, j’étais exténuée…
Maïmouna se tut, retenant
à peine sa colère. Elle se contenta d’éponger la sueur qui submergeait son
front avec son manche sachant que c’était peine perdue que de répondre aux
allégations et aux mensonges de cette folle-là. Son sixième sens ne se trompait
jamais. Elles avaient perdu l’un des enfants dans l’antre de l’ogresse. Elle
introduisit sa main dans la toile d’Aggouna puis tata et ressentit la froideur du minerai du mortier ;
mais de la fille, point. Elles l’avaient bel et bien perdue à jamais, Lounja.
Quand, comment ? Nul ne le savait. Mystère.
Thamza voulut avaler ce
petit en-cas mais se ravisa au dernier moment ayant constaté que l’enfant était
maigrichon et ne valait guère la peine d’être ingéré, il n’apaiserait pas la
faim grandissante qui la tenaillait. Elle sursit sur sa décision. Néanmoins, ce
n’étais que partie remise.
Et une nouvelle vie commença pour Lounja.
Les années passèrent depuis, Lounja
était devenue une jeune et jolie femme malgré les froufrous qu’elle portait et
la longue chevelure qui lui cachait jusqu’au visage. Elle était devenue bon gré
mal gré la bonne à tout faire de l’Ogresse. Elle avait vu de toutes les
couleurs dans le semblant de demeure qui servait de logis à la Goule. C’était
une sorte de grotte surélevée du sol et de longs troncs retenus par une corde
de marin qui lui servaient de porte.
La créature avait sept grosses marmites
enchantées. Une fois rentrée de ses pérégrinations, elle les appelait dans un
éclat de rire guttural pour qu’elles partageassent sa pitance.
Elle sortait pour la chasse et ne
revenait que tard dans la nuit, engloutissant tout sur son passage, ne se refusant
rien : du minuscule acridien aux chevaux et aux vaches qui avaient eu la
maladresse de s’éloigner des sentiers battus ; cependant ses préférences
allaient vers le genre humain. De retour, elle brayait comme un âne puis
lançait ce qui était un semblant de chant strident dont les paroles
disaient :
J’ai bouffé sept personnes, la
huitième est une veuve, et le daim est entrain de rissoler sur les braises,
lounja, lounja lance-moi ta chevelure, que je grimpe.
Et la pauvre Lounja d’apparaître, dépêtrée
dans ses longs cheveux. Elle lui lançait alors sa longue et soyeuse crinière.
La parité nous impose d’aller
voir ce qu’étaient devenues les deux femmes de l’autre côté, des humains
s’entend.
Beaucoup d’eau avait coulé sous
le pont du village depuis cette fatidique journée. Les jeunes du pays se
transmettaient les échos de Lounja dans le pays des Ogres. C’était plus
de l’ordre de la légende que de la réalité. Qui pouvait survivre à la voracité
de ces créatures des enfers. Elle n’était plus de ce monde. Même son demi-frère
était de cet avis. Et pourtant, il y avait quelqu’un au Douar qui se crispait
et ressentait une grande peine à l’écoute du moindre de ces ragots. Il s’en
offusquait beaucoup.
Le cousin de Lounja, puisque
c’est de lui qu’il s’agit, était l’une des grosses fortunes du village, un
homme de bon aloi et surtout le meilleur des orateurs à des lieues à la ronde. Mais
un jour cette assurance et ce sang froid qui faisaient sa renommée au village
et dans toute la région lui firent défaut devant l’outrecuidance du fils du cheikh
de la tribu qui avait abusé de l’autorité de son père pour l’insulter avec des
mots durs aux dires même de ceux qui étaient présents lors de cette rixe.
-Comment prétends-tu être ce que
tu n’es pas tout en sachant que ta cousine est jusqu’à nos jours prisonnière
des Ogres ?
Ces mots firent l’effet d’un coup
de couteau au cœur. Il ne s’attendait pas à cette parade. Il accusa le coup mais
difficilement. Il tituba et eut beaucoup de difficultés à se ressaisir tant le
coup était précis. Le jeune homme retourna chez lui le dos courbé, la tête
ailleurs ou plutôt il ressassait ce que lui avait dit le fils de l’Amghar.
Et le plus choquant pour lui, c’était qu’avant cette dispute, personne dans son
entourage immédiat n’avait parlé de l’existence d’une cousine qui serait entre
les mains des Goules.
Sa mère crut que son cœur allait
s’arrêter de battre quand il avait demandé des explications. Ce qu’elle avait
toujours redouté arriva et vu le ton avec lequel il s’adressait à elle, elle
comprit que sa décision était prise et que personne au monde ne pourrait le
faire revenir sur ce qu’il avait prévu de faire. Son obstination n’avait d’égal
que l’amertume et la rage qui le tenaillaient. Aux regards suppliants de sa pauvre
même, il répondit amèrement:
-Que sont les Ogres et les
dragons devant les regards facétieux et moqueurs des jeunes du village ?
Il est de mon honneur de la tirer
des griffes de cette infâme ogresse quitte à y laisser ma peau, clama-t-il
solennellement ses paroles puis, écumant de rage il perdit connaissance. Alors
il commença à délirer. Des paroles étranges que seule la vieille herboriste qui
vivait à la sortie du village pourrait déchiffrer. On l’appela d’urgence.
Elle approcha son oreille de ses
lèvres et secoua la tête, une manière de faire comprendre qu’elle avait saisi les
paroles.
-Yamma ya Yamma, Ahrir yassmad, thahrirte
thahma! Ce qui veut dire
littéralement : potage froid et soupe chaude, et si je ne m’abuse, ajouta
la sorcière, l’une des deux, ou bien le jeune homme veut dire à sa manière
qu’il veut prendre femme ce qui est fort possible vu son âge, ou bien il veut
qu’on lui apporte les deux plats, ce qui est fort étrange.
Du regard, la vieille d’un geste
brusque somma la mère d’aller vite préparer les deux mets. Une heure plus tard
les deux plats étaient devant le cousin de Lounja qui avait entre temps repris
ses esprits. Comme un balbuzard pêcheur, il empoigna la main de la vieille
femme et la mit dans la soupe chaude. La Pauvre voyante cria de tout ce qu’elle
avait comme force. Sa mère essaya de lui extirper la main de sa poigne mais
sans résultat. Il la contraignit à lui raconter l’histoire de sa cousine dans
ses moindres détails sinon… Elle acquiesça de la tête, alors il lui mit sa dextre
avec la même dextérité dans l’autre plat.
Elle lui raconta tout y compris
où habitait la femelle Troll. Le jour suivant, il sella sa mule, pris quelques
provisions et se dirigea vers les terres du sud où, selon quelques rares
voyageurs qui en étaient sortis indemnes, régnaient en maître les terribles
Ogres. Il savait que ce voyage ne serait pas une simple sinécure mais, pour sa
cousine, il était prêt à donner sa vie. Après quelques heures d’un galop effréné,
il arriva devant l’antre du troll. Il se plaça contre le vent ; il avait apprit par la bouche même d’un survivant
que ces créatures mi-hommes mi-animal avaient un sens de l’odorat très
développé. Il choisit ensuite un tertre couvert de buissons avec vue générale
sur les environs et très proche de l’antre de l’ogresse. Il attendit à l’affût.
Son attente fut de courte durée. Il entendit une voix éraillée qui dandinait ce
qui devait être une chansonnette : « J’ai dévoré sept personnes,
la huitième est une veuve, le daim sur la braise rissole ! Lounja,
lounja ! Passe-moi ta chevelure, que je grimpe ! »
Et un visage d’une beauté
ensorceleuse apparut sur le perron de la grotte qui servait de gite pour la
goule. Elle lança une longue et soyeuse chevelure. D’un geste preste, l’ogresse
se retrouva à l’intérieur.
Quoique saisi d’une grande peur,
le jeune homme n’en fut pas moi enchanté. Il venait de retrouver sa cousine et
qui plus était d’une exquise beauté. C’est vrai qu’elle était dans une
situation difficile mais le plus important était de la délivrer. Ce qui n’était
pas chose aisée.
Le jeune téméraire ne savait que faire pour
sauver la jeune fille. Affronter de face la créature serait du suicide gratuit
qui ne ferait qu’envenimer la situation de sa cousine. Comme la nuit porte conseil
comme dit l’adage, il décida d’attendre
le jour suivant pour agir.
Le matin, l’ogresse sortit de sa
tanière et sans se tourner ni à dextre ni à sénestre, elle se lança à la quête
de quelques proies pour changer son quotidien. Il eut juste le temps de se
faire tout petit derrière les buissons qui lui servaient de cachette. Il se
rapprocha d’un pas furtif du logis et imita à s’y méprendre le chant du Troll. Spontanément,
la pauvre prisonnière sortie et lança sa longue chevelure. Au lieu de la
méchante marraine, apparut devant elle un jeune et bel homme. L’instant de la
surprise passé, elle bredouilla morte de peur :
-Qui êtes-vous ?
Et le jeune homme de l’apaiser en
lui racontant toute l’histoire, insistant sur le fait qu’il était venu pour la
sauver des serres de l’ogresse. Le ton avec lequel notre héros fit le récit et
sa beauté aidant eurent leur effet sur la séquestrée. Elle le fit entrer et le
cacha dans l’un des sept chaudrons.
A son retour, l’ogresse sentit
que quelque chose avait changé dans les traits de sa « filleule ».
Elle lui lança avec un zest de soupçons :
-Il manque une mèche à ta
chevelure fillette ?!
Mère Thamza, répondit
Lounja comme si de rien n’était, deux coqs s’étaient chamaillés et voulant les
départager, j’ai perdu ces quelques cheveux pendant…
-Je sens de la chaire humaine fraîche
dans ma demeure rugit-elle en reniflant comme une bête sauvage.
-J’ai eu plus que marre de
cuisiner la même pitance, alors j’ai préparé un autre plats pour vous pour changer, répliqua-t-elle avec
sang-froid.
La peur parfois faisait des
miracles.
Convaincue, l’ogresse se dérida
et repris son air de toujours. Elle mit sa mangeaille devant elle et appela les
sept faitouts…
-Allez les marmites, venez
partager mon repas ! Les retardataires, je les réduirais en bouillis, harr
harr, harr…
Les marmites rampèrent tant bien
que mal, connaissant les sautes d’humeur de la bête. Cependant celle où s’était
caché notre héros ne bougea guère ce qui fit sortir l’ogresse de ses gonds.
Elle se leva pour mettre à exécution sa menace mais d’un geste preste, Lounja
fixa au sol les froufrous qui lui servaient de robe puis, avec l’audace du désespoir,
s’interposa en suppliant :
-Ne la casse pas mère Thamza,
elle n’a plus pour longtemps, elle arrive à peine à bouger, ce qui est aussi le
cas pour vous. Regarde !
En effet, elle essaya d’avancer
mais, à cause des clous, elle tomba comme une masse par terre.
L’ogresse tomba dans le panneau.
Mais pour combien de temps ? Après le dîner, Lounja demanda à sa marraine,
comme si de rien n’était, quel était le secret de sa force phénoménale. Sans se
faire prier, la goule prit un sac qui traînait depuis toujours dans un coin du
logis et en sortit un tas de ceintures qui, selon elle, étaient toutes
enchantées.
-Celle-ci est la force du vent,
celle-là est celle de la neige, l’autre, de la pluie…
Après avoir épuisé le contenu, elle
s’affala à même le sol et dormit comme
un sabot. Sans se faire prier, la fille trancha dans le nœud gordien. Elle prit
le sac aux ceintures envoûtées, et s’enfuit en compagnie de son cousin sans oublier
pour autant de cracher dans le mortier de sa geôlière (pour l’histoire les
mortiers répétaient les paroles de ceux qui crachent dedans). Mais l’ogresse
avait plusieurs cordes à son arc. Le coq veillait sur sa maîtresse. Il lança
aussitôt :
-Cocoricooo, cocoricooo, Lounja
yawwith mmiss ammiss! (Lounja a été emmenée par son cousin).
L’ogresse se réveilla en sursaut
et appela Lounja et le mortier de répondre, à se méprendre, avec la voix et les
paroles de la fugitive. D’un geste rapide, elle prit le satané menteur et
l’avala comme on avale un amuse-gueule. Les autres animaux firent de même et
subirent presque tous le même sort. Mais il arriva que la sécrétion de
Lounja n’eût plus d’effet à cause de la
chaleur ambiante. Alors la bête découvrit la félonie de sa prisonnière et la
poursuivit dare-dare.
Dans sa fuite, Lounja demanda à
la lune :
-Ayour ayour, mani thalla Hanna Thamza? (Lune
lune, où se trouve mère Thamza?)
-Oyour oyour ala hal athlahqadh khem! (vite
vite, elle est sur le point de vous rattraper) répondit la lune.
Pour retarder la course effrénée
de la goule, l’audacieuse Lounja lança une ceinture du vent, mais se fut de
courte durée. La terrible ogresse fit vite de regagner du terrain. Alors la
fille de lancer successivement toutes les ceintures enchantées mais à chaque fois
la forcenée les rattrapait. Seules les eaux
tourbillonnantes d’un oued les séparaient. L’ogresse invoqua alors le firmament :
-Je l’ai allaitée et couvée, et
pour me remercier elle me quitte avec le premier venu. Je la maudis ! Ô
ciel, faites en sorte qu’elle soit clouée au sol sans bouger.
Le résultat fut instantané. La
pauvre Lounja s’affaissa et ne put bouger ses membres. Mais à son tour, elle
clama en direction de l’Ether :
-Je l’ai servie et gavée comme
personne et pour me remercier elle m’a asservie cette hypocrite ! Je lui
souhaite la même chose qu’à moi Ô ciel !
Le dôme céleste ne se fit pas
prier. L’ogresse se retrouva dans la même situation que sa « filleule ».
Miracle. Peut-être que l’état
d’incapacité où elle se trouvait fit son effet où peut-être même que son
côté humain prit le dessus, elle se calma et se rasséréna. Elle revint à de
meilleurs sentiments. Et avant de se quitter, elle donna à Lounja deux conseils
qui allaient se révéler d’une grande utilité par la suite : « Ne
vient en aide à aucun homme qui porte un poids sur sa bête et ne t’interpose en
aucun cas entre deux corbeaux qui se battent ! »
Les deux jeunes gens reprirent
leur chemin plus sereinement car tout danger était écarté. Mais sur la route,
ils rencontrèrent, comme l’avait prédit l’ogresse un homme à cheval qui s’apprêtait
à descendre de sa monture pour reprendre un sac pesant par terre. Ils
continuèrent leur chemin sans y prendre garde. Et un peu plus loin, ils se
retrouvèrent nez à nez avec deux corbeaux géants qui obstruaient le sentier. Ils faisaient un bruit
énorme en se chamaillant. N’en pouvant plus d’attendre car pressé d’arriver au
village, le jeune homme s’interposa entre eux et fut sur le champ happé par
l’un des deux énormes volatiles…
Lounja se retrouva seule et sans
protection dans une contrée inconnue pour elle. Elle se mit à se lamenter sur
son mauvais sort. Alors la voix de son cousin se fit entendre des entrailles de
l’oiseau :
-Lounja, longe l’oued, une fois
au village ne dis mot sur toi et enfile une peau de chien galeux. Je serais
toujours à tes côtés.
Comment, quand ? Elle ne
saurait répondre mais avait-elle le choix ? Du tout. Bon gré mal gré, elle
fit tout ce que lui conseilla son cousin puis se faufila au bourg. Elle
attendit dans un coin désert la tombée de la nuit. Quelques instant plus tard,
le gros oiseau apparut dans le ciel et la voix du jeune homme d’arriver aux
fines oreilles de Lounja. Et pour éviter d’être éventé, il l’appela par un
autre prénom : «Leila, Leila ! Qu’est ce qu’on t’a donné pour ta subsistance ?
-J’ai eu droit au son, le sol
pour matelas et le ciel pour couverture.
-Quel honte pour la grande
maison ! Je m’apitoie sur ton sort ».
Les gens ayant entendu les
paroles pleine d’amertume de la chienne et la désillusion de la voix émanant du
ventre du corbeau, firent en sorte de remédier à la méprise en gavant Leila
toujours emmitouflée dans la peau de l’animal avec ce qu’ils avaient de
succulent comme nourriture. La nuit suivante, le corbeau revint à la rescousse
et le cousin de demander :
-Leila,Leila ! Quel a été
ton menu ?
-De la bonne chaire et du satiné
pour matelas.
-Ô joie intense, la grande maison
a été au rendez-vous !
Au fait de ce qui était arrivé à
son fils, la mère de notre héros consulta la doyenne du village qui lui
conseilla d’égorger un chevreau, de le bourrer de sel et de le laisser près de
la rivière. L’oiseau survola le village sous le regard inquiet de la population
puis piqua comme un faucon vers la masse sur la rive et avala le cabri.
Quelques instants plus tard, le surplus de sel qu’il avait absorbé dans la
carcasse du biquet lui donna une soif carabinée. Il resta un long moment à
boire l’eau de la rivière. La viande salée à outrance et l’eau but en grande
quantité lui causèrent une grande colique, il ne s’en débarrassa qu’en
dégurgitant tout, y compris notre héros.
Une grande liesse régna dans le
village, le jeune homme sauta sur l’occasion pour faire une déclaration qui
était pour le moins qu’en pût dire biscornue. Il annonça tout enchanté qu’il
allait s’unir à la chienne galeuse. Son annonce fit beaucoup jaser. On crut à
un sort jeté par une quelconque sorcière. On avait beau essayé de le faire
revenir sur sa décision mais il ne donna guère suite aux supplications de tout
le monde. Le matin suivant, une jeune et jolie créature sortit de la demeure du
jeune homme. Tout le monde fut scié devant la beauté envoûtante de la fille.
C’était Lounja qui avait entre temps fait un brin de toilette et coupé ses
longs cheveux. On crut d’abord à la rupture soudaine d’un envoûtement quelconque.
Une fois toutes les explications fournies, tout le monde participa aux
festivités. Des chants pour l’occasion furent entonnés.
Pris d’une crise de jalousie, le
demi-frère de Lounja, qui ne s’était à aucun moment apitoyé sur le sort de sa
demie sœur, insista pour prendre en justes noces une autre chienne du village
avec l’espoir qu’elle se métamorphosât le jour d’après en une créature de rêve.
Le matin suivant, la servante sortit en criant : « Mon maître a
été dévoré par sa chienne de femme. De lui, il ne subsiste que les
entrailles ! »
Les jeunes mariés vécurent
longtemps et eurent beaucoup d’enfant.
A3jabani
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